Tricher c’est (pas) jouer

Article écrit par : Mélanie Fenaert
Première mise en ligne le 17 juin 2018

Concevoir un escape game est pour l’enseignant un moment d’intense réflexion et création, qui lui prend bien souvent plusieurs dizaines d’heures, depuis le premier germe jusqu’à la préparation du matériel, en passant par la conception des énigmes et leur agencement au sein du jeu. Quand tout est prêt le jour J, la mise en situation est faite, le chrono est lancé, généralement ça part sur des chapeaux de roue... Mais parfois, la machine s’enraye : il y a triche.

Entendons-nous bien, il y a triche et triche. Voici le récit de deux cas vécus coup sur coup, avec mes élèves de Seconde.

Pour clore le champ d’exploration Sciences de Laboratoire, au sein duquel nous venions de terminer une thématique autour d’une enquête policière sur Mars, notre équipe d’enseignants de SVT et physique-chimie s’est décidée à proposer un escape game aux 18 élèves en question. Objectif : s’évader d’une base secrète martienne où ils sont retenus prisonniers. Une interface numérique construite sur Genially simule ce lieu avec ses salles, sas, et couloirs à traverser. Des digicodes ponctuent ce dédale, mais pour passer le premier sas et réussir une grande partie des énigmes, il faut exploiter des objets réels, dont certains sont enfermés dans une boîte noire cadenassée. Pas la peine de souligner qu’ouvrir cette boîte et trouver le digicode initial constituent un premier nœud crucial pour l’avancée de l’escape game. Deux énigmes semi-virtuelles et imbriquées sont à résoudre pour y parvenir.

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Premier groupe, introduction en vidéo, déclenchement du chrono. La fouille met vite à jour divers éléments dont la fameuse boîte noire. Les élèves commencent à s’activer, à comprendre qu’il faut chercher à la fois dans l’interface numérique et les indices réels… Et soudain, clic. « C’est bon c’est ouvert. » Déjà ? Je m’approche. Un élève a pu cracker le cadenas. Croyant à une erreur de ma part, je le questionne… mais non, un amateur de cadenas qui « entend les clics quand c’est le bon chiffre ». Bien bien… Petite déception intérieure, mais c’est de bonne guerre, et n’entrave pas vraiment le jeu : un gain de rapidité, une énigme en moins. C’est accepté. Le groupe poursuit sa quête, affronte honnêtement les énigmes et y parvient en un temps honorable.

L’heure suivante, le second groupe entre après une courte pause qui m’a permis de remettre en place le décor et les indices. On relance le jeu. Vidéo, chronomètre, fouille… Tout se passe bien. La boîte et le sas attendent d’être ouverts. Après quelques essais au hasard par un élève sur le digicode, un camarade s’approche. Et entre directement le bon code, alors qu’aucun indice pour l’instant ne pouvait l’y mener, et qu’il y a une chance sur 14 641 de le trouver par hasard (oui j’ai calculé).

Le code a donc été divulgué à la pause, malgré les recommandations aux précédents joueurs. Que faire ? Comment réagir face à ce qui met par terre des heures de travail ? N’ont-ils connaissance que d’un code, ou de tous les codes ? Ma réaction à chaud : râler, faire revenir en arrière et justifier la découverte de la combinaison. En absence d’explication réaliste, le code n’est pas accepté, et je lui demande de ne revenir le mettre que quand elle aura trouvé l’indice qui l’y mène. Conséquences sur le groupe : interrogations et ralentissement des autres élèves qui étaient occupés sur d’autres indices, discussions pour comprendre ce qu’il vient de se passer, décrochage pendant quelques minutes… La partie fut reprise tant bien que mal, avec moins d’enthousiasme. Les autres codes n’étaient pas connus des élèves. Quelques petits bugs sur la plate-forme sont venus parfaire le sentiment de raté, et la délivrance finale avait un goût amer pour le game master, et sûrement pour les élèves.

Tout jeu a ses règles. Elles déterminent ce qui a force de loi dans le cadre du monde temporaire tracé par le jeu. (...) Aussitôt que les règles sont violées, l’univers du jeu s’écroule. Il n’y a plus de jeu. Le sifflet de l’arbitre rompt le charme, et rétablit pour un instant le mécanisme du « monde habituel ». [1]

Au delà du sentiment de séance catastrophe, que retenir de ce qu’il s’est produit ?

Face à la déception de voir mon travail en partie sabré et des élèves ne pas jouer dans les règles, la réaction immédiate de retour à une posture d’enseignant-arbitre-juge est humaine mais n’est pas la plus adaptée, ni la plus maîtrisée, ni la plus réfléchie. En soi, le second cas n’est pas si différent du crackage de cadenas du premier groupe, si ce n’est qu’il y a préméditation. Interrogé quelques jours plus tard, l’élève n’a pas réussi ou voulu réellement s’exprimer sur le sujet, se sentant certainement mis en cause ou pensant voir planer l’ombre d’une punition. Le code en question semble avoir été obtenu par espionnage des discussions du groupe précédent. Cependant, à la question « Quel est l’intérêt de faire cela ? », la réponse fut claire : « Aller plus vite ».

Où est le problème alors ? Dans un escape game, on demande aux élèves d’aller vite, de vaincre le chronomètre. Comment, pourquoi leur en vouloir de tordre ou de se jouer de cette règle du jeu ? Les règles sont importantes, elles fixent le cadre du jeu, mais pourquoi joue-t-on ici ? Pour apprendre, réviser des notions, mettre en œuvre des compétences comme la coopération, la démarche d’investigation… Selon mes objectifs pédagogiques de professeur-créateur du jeu. Et pour cela, j’avais prévu un cheminement, plus ou moins linéaire, plus ou moins complexe, impliquant que les élèves passent par les étapes prévues. Si ce n’est pas le cas, ils brisent tout ou partie du jeu. Et pas seulement le jeu, mais aussi le fruit de longues heures de travail et de préparation, ainsi que le contrat de confiance tacite entre eux et moi.

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Le joueur qui s’oppose aux règles, ou s’y dérobe, est un briseur de jeu. (...) Il enlève au jeu l’illusion, inlusio, littéralement « entrée dans le jeu », mot chargé de signification. Aussi doit-il être éliminé, car il menace l’existence de la communauté joueuse. (...) Le briseur de jeu lui brise son monde magique. [2]

Mes tricheurs sont-il ici vraiment des briseurs de jeu ? Se sont-ils opposés aux règles, s’y sont-ils dérobés ? Ils ont trouvé le moyen d’« aller plus vite ».

Les règles sont violées, et pourtant il y aurait eu encore matière à apprendre, en se passant du coup de sifflet de l’arbitre. Même si un code était dévoilé, la boîte contenant de nombreux indices pour la suite n’était pas ouverte. La progression aurait été de toutes manières bloquée. Les laisser se débrouiller et revenir d’eux-mêmes sur leurs pas eut été la décision la plus sage et la plus pédagogique.

Se pose ici surtout la question de la compétition. La configuration du jeu, deux groupes d’une même classe à la suite, favorise cet état d’esprit. Elle avait pourtant été choisie pour éviter de mettre les deux équipes en parallèle dans la même pièce, ce qui exacerbe encore plus la compétition, et notamment la déception à la fin quand un groupe termine avant l’autre.

Comment éviter de se retrouver à nouveau dans cette situation ?

Du point de vue de la construction et de la gestion du jeu, on peut envisager plusieurs solutions pour rendre difficile voire impossible la triche :

  • tester les cadenas, éliminer les moins sécurisés : pourquoi pas en demandant à notre expert cambrioleur de mettre à profit ses talents en amont de la séance
  • empêcher la rencontre entre les deux groupes à la pause, mais cela nécessite l’aide d’une tierce personne, car il faut bien aussi remettre en ordre la salle et les indices pendant ce temps
  • faire deux versions du même escape game, en modifiant légèrement les solutions des énigmes, les codes… cela augmente la charge de travail de l’enseignant, et nécessite une très bonne gestion du matériel (prévu en double, ou modification des combinaisons des cadenas pendant la pause…)

Lors de la séance, quand la triche est découverte, le point essentiel est de distinguer ce qui relève du détournement des règles tout en restant dans le jeu, de ce qui brise ces règles. Dans le premier cas, il faudra accepter l’expression d’habiletés et la découverte de chemins de traverse, accepter aussi que les élèves se montrent parfois plus malins que le concepteur du jeu… Dans le second, ne pas réagir comme on le ferait lors d’un contrôle par exemple ! C’est un jeu… Et en un sens, tricher pour aller plus vite, c’est respecter en partie les règles du jeu.

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Une explicitation des règles lors du briefing, au début de jeu, est primordiale pour poser le cadre et instaurer un contrat de confiance entre les joueurs et le game master. On peut aussi décider de jouer sur un autre tableau : en tant que maître du temps, le game master peut se réserver le droit d’infliger des pénalités-temps aux joueurs voire aux équipes ayant enfreint une des règles [3]. On veillera à ce que cette règle soit bien assimilée avant le jeu.

Mais tout ce que l’on peut mettre en place n’empêchera pas ces événements de se produire tout de même, l’esprit de jeu et de compétition étant fortement ancré chez de nombreux individus, notamment adolescents. Pour ne pas devenir fataliste ni paranoïaque, il faudra sûrement aussi - et c’est peut-être là la clé de l’affaire - lâcher-prise sur ce qui ne sera jamais contrôlable à 100%.

[1Huizinga, J. (1951). Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard.

[2Idem.

[3Voir notre article Pouce !